Photo : Cyrille Choupas
Quel est ton parcours ?
Après l’obtention du Diplôme national d’arts plastiques aux Beaux-Arts de Montpellier, j’ai complété ma formation par l’école de photographie Image ouverte, puis par de la PAO (Publication Assistée par Ordinateur NDLR) et du photojournalisme. Mon travail mêle dessin et photographie. Il interroge l’histoire coloniale et la place arbitraire attribuée par les sociétés aux individus. Mes images traitent de l’intime, de l’histoire, de la mémoire et des questions identitaires. Je collabore également avec la presse et dirige des ateliers de création photographique en milieu scolaire. J’ai eu la chance d’exposer mon travail dans plusieurs pays comme le Mali, le Sénégal, le Brésil, la Belgique, les Pays-Bas, l’Autriche, le Maroc et la France, bien sûr, mais plus rarement…
Je porte à bout de bras mon projet « Colored Only – Chin Up » incluant tout à la fois l’acte photographique mais aussi le déploiement du studio photographique, la discussion avec les sujets – toujours afro-descendants – et la proposition de relever, ensemble, fièrement la tête (chin-up !). La série-performance, constituée d’environ 180 portraits réalisés à Lille, Marseille et Paris, continue de s’enrichir et offre aux afro-descendants un espace pour prendre en main leur image. Un plongeon dans une histoire iconographique africaine que la colonisation a transformé en une série d’actes de prédation, et propose une sortie par le haut… En levant le menton !
Mon expérience au Sénégal pour un projet collectif « Bridge » avec le Mupho à Saint-Louis, Sénégal : Regarder
Pourquoi as-tu choisi une vie d’artiste ?
A mon sens, on ne choisit pas d’être artiste, on le devient et quand on réalise que c’est si profondément viscéral, on accepte cette vie à la fois exaltante et libre mais précaire et difficile. Mes parents m’ont initiée à la photographie et à la pratique du laboratoire. J’ai même dormi bébé dans le labo familial… Ils m’ont également laissée faire mes propres choix et accompagnée dans mes projets, ce qui n’est pas toujours le cas dans certaines familles. La question est plutôt pourquoi on continue et aussi comment…
Ton rôle dans le projet « Peaux bleues » ?
Mon rôle pour le spectacle est de capturer l’énergie, la joie et la force des interprètes, tous aussi talentueux les uns que les autres. Photographiant les Noir·e·s depuis longtemps, je suis à même de les transcender et pour certains, de les aider à être à l’aise avec l’objectif et leur propre image. Je joue aussi depuis le début du projet le rôle de « documentaliste » en partageant mes sources sur « la question Noire ». J’avoue avoir eu très peur de me retrouver sur le plateau, on ne sait jamais avec Jean-Raymond Jacob !
Qu’est -ce qui t’a convaincue de participer au projet « Peaux bleues » ?
J’ai été approchée par Jean-Raymond Jacob au téléphone, 2 jours après mon passage sur France Inter dans l’émission Regardez voir de Brigitte Patient. J’ai été très surprise que mes paroles et mes images aient autant touché Jean-Raymond Jacob et qu’il me propose une rencontre et par la suite une collaboration. J’ai tellement l’habitude que mon projet « Colored Only – Chin Up ! » soit dénigré en France que je suis restée sidérée quelques temps avant de le rencontrer. En toute sincérité, je me demandais comment et pourquoi un blanc voulait parler de nous, les Noir·e·s de France. Finalement cette rencontre avait tellement de sens que j’ai plongé dans le projet sans trop savoir à quoi m’attendre tout en sachant que mon travail artistique s’éloignait un peu plus chaque jour de la photographie. J’étais en face d’une personne qui avait cette « rage positive » de mettre en lumière les invisibles et les inégalités à travers le spectacle de rue.
Écouter l’émission Regardez Voir
Photo : Salimata Kamara
Selon toi, l’invisibilisation dans les milieux culturels est-elle toujours d’actualité ?
Concernant le milieu du spectacle et du cinéma c’est criant. Il a fallu attendre 2019 pour que des Noirs obtiennent enfin des récompenses à Cannes et ce n’est qu’un seul exemple… Dans les autres secteurs, je ne peux pas trop répondre mais de manière globale, il suffit de regarder dans la vie quotidienne, dans chaque endroit où l’on va : qui fait quel métier et qui est le supérieur… ? Si je prends le point de vue du milieu de la photographie en France, c’est criant, flagrant et désespérant de regarder les programmations des festivals de photographies… Il en est de même pour la place des femmes… Heureusement, il existe des foires dédiées à l’art contemporain africain et des biennales internationales où, d’ailleurs, il faut prouver sa nationalité ou son origine africaine – même si ce n’est pas ce que je souhaite personnellement – mais nous avons dû créer notre propre espace sans attendre que l’on nous fasse de la place. Mais l’invisibilisation va plus loin, car les bourses et les financements ne sont pas attribués équitablement, il suffit de regarder les personnes dans les commissions, il suffit de constater les sujets sensibles de l’histoire de la France qui ne sont pas traités, aidés ou accompagnés comme les autres. À propos de ma série photographique « Colored Only – Chin Up », je n’ai eu aucun financement, j’ai eu droit à des attaques agressives et des remarques comme « c’est un projet raciste » ou encore « c’est une série anti-républicaine car elle exclut les blancs du processus » ou un festival qui ne juge pas utile d’exposer des noir·e·s… Étrangement, presque chaque candidature à l’étranger a été reçue avec beaucoup d’enthousiasme et de respect…
Tes références rapport à la question Noire ? Que nous recommanderais-tu ?
J’ai beaucoup trop de références à partager car j’ai littéralement plongée dedans à la phase d’écriture de ma série « Colored Only – Chin Up ! »… Même si je m’y intéressais avant. Les sources sont souvent américaines car la parole en France est muselée par l’invisibilisation et le manque de « figures », même si tout ça bouge enfin !
Ma sonnerie de réveil quotidien c’est Django Unchained ce n’est pas une blague !
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Beaucoup de références ont déjà été partagées par les interprètes de « Peaux bleues », je rajouterais 2 livres plus historiques :
* « Le génocide voilé » de Tidiane N’Diaye, une enquête historique sur 13 siècles de traite, ce livre est essentiel pour comprendre aussi le monde d’aujourd’hui ; mon livre de chevet et de voyage.
* « Maudits Mots, la fabrique des insultes racistes » de Marie Treps, l’inventaire raisonné des mots irraisonnables, les insultes racistes, Comment ces désignations injurieuses ont été fabriquées, pour quelles raisons, dans quelles circonstances historiques elles ont été imaginées ?
Photo : Isabel Miquel Arques
Pendant cette période bouleversée par la crise sanitaire, comment travailles-tu ? répètes-tu ?
Pendant le confinement, je me suis jetée à corps perdu dans mes dessins, ayant une exposition pour le mois de mai qui a été évidemment décalée. Quand je dessine je ne pense à rien de stressant et j’écoute des podcasts qui m’enrichissent et me permettent de comprendre un peu mieux les autres et le monde. Les artistes travaillent seuls le plus souvent et sans injonction à produire. On peut dire que nous sommes les pro du confinement dans nos ateliers. La création, les idées, les questionnements viennent à moi et je plonge dans un projet sans compter les heures. Nous avons aussi mis en place avec l’équipe de communication de la compagnie Oposito une façon de maintenir les liens, l’envie et la curiosité sur le projet « Peaux bleues » en imaginant un interview « confiné ». Notre envie était de révéler les talents multiples des interprètes du spectacle.
Quel est ton truc réconfortant ?
Mes « trucs » réconfortants je les applique tous les jours. Notre statut d’artiste-auteur est tellement précaire, fragile et injuste que sans une motivation personnelle très forte, je ne pourrais pas continuer à créer. La musique est mon énergie principale et quelques heures au soleil – j’ai la chance de vivre dans le sud – m’ont permis de recharger quotidiennement mes batteries même si mon avenir est assez sombre…
Je partage donc avec vous une playlist créée à la demande d’un ami très cher pendant le confinement, ne me demandez pas pourquoi elle s’appelle « Aspirateur »… Ecouter
Photo : Hélène Jayet
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jeudi 11 juin 2020