Le Monde,
16 avril 2020
Propos recueillis par Rosita Boisseau
Mathieu Maisonneuve, directeur de L’Usine, à Toulouse, évoque les nouvelles esthétiques des arts de la rue et les problèmes que le confinement pose aux compagnies habituées à se produire dans l’espace public.
Compagnie 1Watt exécutant sa création « Vague ou la tentative des Cévennes », à Toulouse en 2017. Erik Damiano pour L’Usine
Avec près de 70 festivals, 950 compagnies répertoriées, et tandis que plane la menace d’annulation sur les manifestations de premier plan, comme Chalon dans la rue (à la fin de juillet, en Saône-et-Loire), les arts de la rue forment un secteur particulièrement vulnérable dans le contexte actuel.
Entretien avec Mathieu Maisonneuve, directeur de L’Usine, Centre national des arts de la rue et de l’espace public (Cnarep), à Toulouse, et président de l’Association des Cnarep, créée en 2019, qui regroupe les quatorze centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public disséminés en France.
Comment les artistes de la rue affrontent-ils le confinement ?
Ce qu’on appelle aujourd’hui « les artistes de la rue » regroupe des gens très différents : des danseurs, des chorégraphes, des circassiens, des comédiens, des marionnettistes… Il n’y a donc pas de modèle unique, et donc pas de situation unique. Cette variété entraîne une dynamique plurielle avec des champs d’intervention très larges. Nous ne parlons plus seulement d’arts de la rue mais dans l’espace public, autrement dit dans les piscines, les hôpitaux, les appartements…
On dénombre actuellement près de 950 compagnies de tous les gabarits. Ce sont évidemment les plus petites qui sont les plus fragiles. Chacun s’entraîne et travaille selon sa particularité, avec plus ou moins de difficultés, dans un contexte où personne n’a plus accès à la rue et à l’espace public.
Que représentent les festivals de l’été dans l’économie générale des arts de la rue ?
Il faut d’abord rappeler le fait que les festivals sont presque gratuits et que la billetterie n’existe pratiquement pas dans les arts de la rue. L’impact économique n’est pas le même que pour le cirque ou la danse, par exemple. Les manifestations estivales sont très importantes, mais elles sont aujourd’hui relayées par les saisons de plus en plus intenses mises en place dans le réseau des centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public, notamment.
Tout au long de l’année, des résidences de création, au nombre d’une vingtaine en moyenne, ainsi qu’une trentaine de spectacles sont proposés par chaque centre jusque dans les zones rurales les plus désertes. C’est un pan économique important et complémentaire de celui des festivals qui va peser dans le contexte Covid-19.
Il y a aussi des lieux, comme Le Channel, à Calais (Pas-de-Calais), et Culture commune, à Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais), qui programment régulièrement dans la rue. En ce qui concerne les annulations, les Cnarep payeront tous les artistes annoncés et annulés ou reporteront si possible les productions d’ici à décembre 2020.
Quelles sont les nouvelles esthétiques qui apparaissent ?
Depuis une dizaine d’années, les arts de la rue ont beaucoup évolué. L’imagerie traditionnelle du cracheur de feu et de l’animation n’a plus grand-chose à voir avec ce qui se passe vraiment sur le terrain. Evidemment, il y a toujours les grandes formes que l’on connaît et apprécie, celles de Royal de Luxe, de La Machine de François Delarozière, d’Ilotopie ou de Générik Vapeur, qui, par ailleurs, sont les formes artistiques qui s’exportent le plus à l’international – davantage que le théâtre, la danse ou le cirque. Ainsi, c’est le Groupe F. qui a fait l’inauguration en 2017 du Louvre Abou Dhabi.
Mais, parallèlement, de nombreuses propositions expérimentales autour de l’intime surgissent, liées à un travail sur le terrain avec les gens, en particulier dans les communes, les écoles… Intime et infusion territoriale, comme nous pourrions baptiser ce mouvement, sont les deux axes de plus en plus présents. Car les arts de la rue se développent, bien sûr, en ville, et plus précisément, d’ailleurs, en zone suburbaine mais aussi en milieu rural. Le collectage d’histoires, le travail documentaire au plus près de la personne et de son quotidien entraînent de nouvelles écritures du réel et un profond renouvellement artistique.
De plus en plus de danseurs et de circassiens choisissent de travailler dans la rue et l’espace public. Qu’apportent-ils de spécifique ?
Il y a effectivement une présence affirmée de danseurs, de comédiens et d’artistes de cirque sur le secteur. Ils ont, je crois, apporté, des formations techniques et artistiques dans un milieu qui n’est pas bâti là-dessus. La formation est essentielle, structurante, et entraîne une évolution esthétique. On est moins aujourd’hui sur le poids de l’image mais plutôt sur des enjeux dramaturgiques liés, notamment, aux architectures et aux environnements urbains. Les propositions connectées, grâce au numérique, sont aussi toujours plus nombreuses. Il faut rappeler l’ouverture, en 2005, de la Formation avancée itinérante des arts de la rue (Fai-Ar), basée à Marseille.
La rue et l’espace public sont aujourd’hui désertés et véhiculent même la peur de la contamination. Après les attentats de 2015, des mesures de sécurité avaient été prises en 2016, par exemple fermer le centre-ville de Chalon-sur-Saône, accessible seulement par trois entrées pour le festival Chalon dans la rue. Comment envisagez-vous le déconfinement ?
Il va falloir résister au sécuritaire outre mesure. C’est la condition pour que le public revienne dans la rue. A nous de redonner envie aux spectateurs de venir dans l’espace public voir des spectacles. Personnellement, je pense que les gens vont avoir le désir de se retrouver, de partager des émotions et de faire la fête. Nous avons évidemment un rôle à endosser dans le contexte, à condition que les pouvoirs publics nous accompagnent et n’en rajoutent pas, côté barrages et autres consignes strictes. Les compagnies ont besoin de jouer, le public a besoin de les regarder, c’est une question de survie pour tous. Et la gratuité va, je pense, être un argument pour faire se déplacer les gens qui ont envie de renouer avec l’esprit de groupe.
Quel est le rôle de l’association des Cnarep ?
C’est un espace de réflexion et de dialogue sur les arts de la rue, conçu pour être force de proposition sur un secteur finalement mal connu, assez peu soutenu par les pouvoirs publics, et encore moins par les sponsors privés. Nous réfléchissons actuellement à la façon d’aider les compagnies, en particulier les plus fragiles, qui vont être très touchées par les retombées du Covid-19.
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L’association des centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public
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